La "Clause Molière", une fausse bonne idée ?

A l’initiative du maire d’Angoulême, a été ajoutée pour la première fois en France une clause exigeant que « l’ensemble des ouvriers présents sur le chantier devra comprendre et s’exprimer en français » afin de « garantir la sécurité des travailleurs […] ainsi qu’une parfaite compréhension des directives de la direction technique des travaux » dans le CCAP du marché de travaux pour la réhabilitation de l’EHPAS Le Pigeonnier. Cette initiative a inspiré la rédaction de marchés dans de nombreuses collectivités. Récemment le conseil régional de la région Auvergne-Rhône-Alpes a voté pour une clause imposant le français sur tous les chantiers dont elle est maître d’œuvre. Derrière la volonté de garantir la sécurité sur les chantiers, le but sous-jacent de ces actions, souvent assumé publiquement, est en réalité l’encadrement du recours aux travailleurs détachés et plus ou moins directement le favoritisme envers les entreprises locales.

Or, une procédure de marché public doit respecter trois grands principes :

  • La liberté d’accès à la commande publique. La procédure doit avoir pour effet de susciter une concurrence effective. Une publicité adéquate doit être effectuée lorsque les montants l’imposent.
  • L’égalité de traitement. Aucun candidat ne doit être favorisé ou discriminé au cours de la procédure.
  • La transparence de la procédure. L’acheteur doit être en capacité d’expliquer le processus de traitement des candidatures.

La ressemblance de ces 3 principes avec les principes fondamentaux de la république (Liberté, égalité, fraternité) n’est pas fortuite.

Parce qu’il est compréhensible de souhaiter que l’investissement public bénéficie au développement de l’économie locale, rédiger un dossier de consultation peut ressembler à un exercice d’équilibriste entre respect de ces principes et accessibilité des PME/TPE à la commande publique.

Quels seraient les risques juridiques en cas d’introduction d’un « clause Molière » dans votre DCE ?

  • De possibles risques de discrimination des candidats.

En fonction de la manière dont est rédigée cette clause, elle peut constituer une discrimination directe ou indirecte, qui si elle n’est justifiée ni par l’objet du marché ni par l’intérêt général, fait courir un risque juridique au marché.

Lorsque la clause fait expressément référence aux travailleurs détachés, seules les entreprises ayant recours à ce type de main d’œuvre se voient imposer l’obligation de maitriser le français. Il est cependant courant que la langue utilisée sur un chantier ne soit pas le français, sans que ces ouvriers ne soient des travailleurs détachés. Des entreprises françaises employant des ouvriers dans le cadre d’un contrat de travail français ne sont donc pas obligées de respecter cette obligation alors que les ouvriers peuvent ne pas parler français sur le chantier. Il y a donc une différence de traitement fondée sur la nationalité de l’entreprise candidate ou de ses salariés, ce qui constitue une discrimination directe.

Ne pas faire référence aux travailleurs détachés (comme à Angoulême) n’apportera pas plus de sécurité juridique au marché. Une discrimination directe serait dans ce cas exclue car la clause s’appliquerait aussi bien aux entreprises françaises qu’étrangères. Cependant les discriminations indirectes, c’est-à-dire, « une mesure indistinctement applicable mais ayant pour effet de désavantager les entreprises », sont aussi prohibées à moins de justifier d’un intérêt général et d’un lien avec l’objet du marché. Par exemple, exiger d’une entreprise que tous ces membres parlent français dans le cadre d’un marché de service pour une formation ne poserait pas de difficulté car ce critère au premier abord discriminant est justifié par l’objet du marché. Cependant exiger la même chose dans le cadre d’un marché de travaux est plus litigieux. A l’argument tenant à la sécurité des travailleurs, peut être répliqué qu’il suffit que le responsable du chantier et les ouvriers se comprennent, quelle que soit la langue utilisée. L’exigence de parler et comprendre la langue française pourrait donc être qualifiée de discrimination indirecte.

  • Quelles conséquences ?

La procédure de passation peut être soit suspendue, soit annulé.

Comment le maître d’ouvrage peut-il assurer la sécurité sur un chantier ?

Une clause du CCAP peut exiger que le responsable du chantier et les ouvriers parlent la même langue, sans exiger une langue particulière, si l’acheteur considère qu’il en va de l’intérêt pour la sécurité des ouvriers sur le chantier.

Il est aussi possible dans les critères d’attribution d’évaluer les procédures interne à l’entreprise pour garantir la sécurité.

Comment faire en sorte que les TPE/PME du bâtiment aient des chances d’être sélectionnées ?

Favoriser une entreprise est non seulement illégal mais aussi contraire à l’esprit d’entreprise.

Les TPE/PME ne demandent pas à être favorisées ! Elles demandent à ce qu’elles puissent candidater dans de bonnes conditions. (Une commande publique visible, lisible, juste et équitable)

Une entreprise souhaite être reconnue par son savoir-faire et ses résultats, non pour sa proximité géographique avec l’acheteur. Les PME/TPE locales ont des compétences qui peuvent être valorisées dans le cadre de la consultation. Plusieurs moyens sont à la disposition de l’acheteur :

  • Le sourcing

Cette possibilité a été consacrée par la réforme de 2015 sur les marchés publics. L’acheteur peut consulter plusieurs entreprises pour faire des études de marché, solliciter des avis ou informer les opérateurs économiques de son projet et de ses exigences. Cela permet donc à l’acheteur, en amont de la consultation, de connaitre de bons usages de construction ou de management qu’il pourra valoriser. Ces informations peuvent lui être utiles lors de la rédaction des clause techniques et des critères d’attribution.

Il faut cependant prendre garde à ce qu’une diversité suffisante d’entreprises soit consultée. La rédaction du règlement de consultation et du CCTP ne doit pas être trop restrictive pour favoriser une entreprise rencontrée lors de la phase de sourcing.

  • Les clauses sociales

Grâce à la rédaction des critères d’attribution, il est possible de valoriser des entreprises qui ont recours à l’apprentissage ou ont une politique interne respectueuse de l’environnement. Les entreprises de l’économie sociale et solidaire peuvent se voir réserver des lots dans des marchés.

Conclusion :

La « clause Molière » fait courir un risque juridique au marché. Il y a d’autres moyen de garantir la sécurité sur un chantier ou de valoriser les entreprises locales grâce à une rédaction adéquate des documents de consultation. La région Charente-Maritime  a par exemple adopté une charte favorisant l’accès des PME à la commande publique qui prévoit notamment :

  • la mise en place de journée de formation pour les chefs d’entreprise, organisée sous la forme de café-conférence,
  • une meilleure diffusion des offres de marché sur internet, notamment sur le site de la FDBTP,
  • le renforcement de la politique d’allotissement afin de donner plus de chances aux PME spécialisées de candidater sur des lots spécifiques,
  • l’augmentation du montant de l’avance forfaitaire pour permettre à des PME à la trésorerie plus fragile que celle des grands groupes de se positionner,
  • la répartition des coûts de gardiennage et de vidéo-surveillance entre les entreprises et le Département pour garantir un dispositif efficace contre les vols et les dégradations sur les chantiers, sans pour autant qu’il pèse trop sur le budget des PME,
  • le rallongement d’un à deux mois de la durée du temps de préparation pour les chantiers les plus complexes.

En somme, nous voulons partager avec vous la notion suivante :

Favoriser l’accès OUI, valoriser les bonnes pratiques OUI, favoriser tout court NON

Le favoritisme, au-delà de son caractère illégal, est une vision mortifère de la relation public/privé et va à l’encontre de l’intérêt général (qui n’est pas la somme des intérêts particuliers). C’est un mélange des genres, une confusion des dispositifs légaux, qui produit des résultats en terme d’économie locale très incertains.

La seule certitude étant que ces pratiques tirent tout le monde vers le bas.

Source : – « Commande publique : clause Molière versus #TeamJunker », JCP A 2016, 622 – Benoit FLEURY

– « Molière, les marchés publics et le travailleur détaché » Contrat-Marché publ n°6/2017 – Loïc ROBERT

Image :  Jean-Noël Lafargue

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